Le Soleil avant l’éclipse : compte rendu de Lepage au Soleil : à l’ombre de Kanata

Par Olivier Dumas

À l’exception de la création de la pièce Les Fées ont soif de Denise Boucher quatre décennies plus tôt, peu d’œuvres théâtrales ont suscité autant de remous publics et médiatiques que deux des récentes propositions de Robert Lepage, SLĀV et Kanata. La préparation minutieuse de cette dernière par le plus célèbre metteur en scène québécois et la troupe multiethnique du Théâtre du Soleil, reconnue internationalement, constitue le cœur du documentaire Lepage au Soleil à l’ombre de Kanata. Le film a été tourné entre août 2016 et février 2018, soit des mois avant le scandale. Il constitue un fascinant regard de l’intérieur.

Hélène Choquette et Robert Lepage, crédit Sarah Latulippe

Réalisé par Hélène Choquette (qui nous a précédemment donné, entre autres, Comme un caillou dans la botte sur des immigrants sénégalais illégaux en Italie), le récit filmique s’attarde très peu sur la controverse qui a entraîné la réduction de l’ambitieux spectacle prévu initialement en trois parties. Les seules traces de cette polémique se retrouvent pourtant à deux reprises. Dans les premières minutes, Ceejay, collaboratrice autochtone de la Colombie-Britannique (dont le nom n’apparait malheureusement et curieusement que plus tard lors d’une intervention ultérieure), exprime sa désolation qu’une telle rencontre artistique n’ait pu avoir lieu. En conclusion, nous entendons diverses voix masculines et féminines nous lire des extraits de commentaires négatifs (souvent injustifiés après le visionnement) sur un fond blanc. Une telle position éditoriale assume pleinement sa subjectivité. Mentionnons aussi une brève allusion par Robert Lepage d’une directrice de festival déçue par le faible financement réservé aux artistes autochtones au Canada.

Durant un peu plus d’une heure et demie, Lepage au Soleil se concentre sur l’aventure entre la France et le Canada par un groupe d’interprètes originaires d’au moins onze pays. Pour Ceejay, l’aventure théâtrale et humaine autour de Kanata ne constituait pas en une confrontation « entre les Blancs et les Indigènes » (pour reprendre les mots entendus), mais des échanges entre réalités à la fois différentes et similaires par leurs passés douloureux. L’approche préconisée par l’équipe de créateurs s’inscrit dans une perspective plus mondiale et universaliste, en écho au répertoire de Lepage. Le travail autour de Kanata conjugue exposés plus formels et expériences de terrain entre autres dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver, célèbre lieu de prostitution, pour que chacun s’inspire de ce qu’il voit et ressent.

Cofondatrice du Théâtre du Soleil en 1964 avec Philippe Léotard, Ariane Mnouchkine (dont la quasi-absence de l’exécution cinématographique constitue une légère déception) a confié pour la première fois la direction d’un de ses projets à une autre personne qu’elle, soit Robert Lepage (récent lauréat du prix Artistes pour la paix 2019), car celui-ci « aurait ouvert bien des portes pour les possibilités du théâtre ». Les deux artistes éprouvent une attirance similaire pour une vision épique de leur art qui ne craint pas la démesure et les mariages interculturels. Les scènes qui se déroulent aux alentours du théâtre à vocation populaire de Mnouchkine, La Cartoucherie, située dans le bois de Vincennes dans le 12e arrondissement de Paris, dégagent une atmosphère de recueillement, de plaisir et de discipline dans une nature enchanteresse. Pour notre plus grand bonheur, quelques courts extraits filmés de réalisations antérieures du Théâtre du Soleil, dont Le Dernier Caravansérail,sont insérés. Une seule image de cette pièce suffit à illustrer le pouvoir d’imagination et la poésie  de la compagnie, celle d’un immense drap bleu pour évoquer une mer furieuse. Tout au long du documentaire, les actrices et acteurs du Soleil apparaissent à tour de rôle avec leurs seuls prénoms mentionnés ; le choix de la réalisatrice s’harmonise à l’esprit d’une troupe qui ne carbure pas au vedettariat ou à l’individualisme.

Leur premier périple en sol canadien dans la nature sauvage du parc national de Banff en Alberta se révèle un régal pour les yeux. Les images léchées ne dépayseront pas les adeptes de documentaires à la National Geographic. Dans une ambiance sonore percussive (une musique plus mélancolique avec ses touches de piano dans les autres parties), Sykes Powderface nous raconte avec éloquence la dépossession de peuples autochtones par Ottawa. Des images d’archives accompagnent ces révélations sur le sentiment de dépossession et d’identités perdues. Le témoignage poignant de Ceejay (dont la contribution apporte beaucoup à l’ensemble), qui ne dissimule rien sur son passé violent dans les pensionnats et ses problèmes de consommation de drogues, émeut grandement les interprètes, interpellés par son courage et sa résilience. Une autre victime, masculine cette fois-ci, des sévices dans les pensionnats autochtones pendant 13 ans, se confie sur le silence qu’il s’est imposé pendant de nombreuses années. En parallèle, le documentaire expose le travail des acteurs pour sortir des clichés des Premières Nations ; certains westerns états-uniens sont pointés du doigt. Durant le même séjour, la troupe assiste aussi à la prestation d’une troupe de danse autochtone dont les membres proviennent eux aussi de divers pays.      

Personne parmi les participants ne semble prévoir la déferlante médiatique l’été suivant autour de la notion d’appropriation culturelle, en raison de l’absence sur la scène d’artistes issus de nations autochtones. Par conséquent, le visionnement du documentaire entraîne une écoute plus attentive aux nombreuses réflexions énoncées à haute voix sur cet enjeu de représentativité. Précédemment, Robert Lepage ne disait-il pas clairement à Josette Féral  (qui a publié un essai sur le Théâtre du Soleil) dans un entretien pour son livre Mise en scène et jeu de l’acteur qu’une personne qui voudrait refaire l’un de ses spectacles des années après sa création devrait « faire ce que nous faisons lorsque nous montons Shakespeare »,  soit se « l’approprier »? Dans ce long-métrage, il affirme même que « nous nous servons de l’histoire des autres (dont les Autochtones) pour mieux parler de nous ». L’un des comédiens, l’attachant et sensible Samir originaire d’Irak, résume la pensée du metteur en scène pour qui, au théâtre, l’acteur « a le droit de s’approprier un personnage ». Et Lepage de renchérir qu’il s’agit de « jouer l’autre », et par conséquent, de pouvoir « s’approprier sa langue et sa culture ». D’autres de leurs partenaires perçoivent les souffrances des nations amérindiennes par rapport à d’autres tragédies mondiales, ou encore s’imprègnent de leur propre histoire comme Arman, dont le père fut placé lui aussi dans un orphelinat. « C’est ma tragédie que je vais jouer », lance-t-il à la caméra. Car dans l’univers de Robert Lepage, l’art scénique passe toujours par les échanges, les rencontres et les métissages.  

Des passages du film nous montrent le travail de répétition. D’une grande beauté formelle comme dans un ballet (notamment les tableaux de groupe ou encore les séquences où les membres de la troupe déplacent en direct des éléments du décor), ces fragments d’une œuvre restée inachevée (seule la troisième partie rebaptisée Épisode 1-La controverse a vu le jour le 15 décembre 2018) rendent encore plus choquante l’annulation d’une entreprise scénique qui s’annonçait grandiose.

« La suite de l’histoire s’écrira sur les planches », entendons-nous avant le générique de fin. S’il demeure probable que cette suite ne se déroule pas au théâtre dans son intégralité, le documentaire d’Hélène Choquette nous donne la chance unique de voir sur écran toute la ferveur et la générosité d’artistes magnifiques. Chacune d’elle et chacun d’eux rendent toute la fébrilité de ce Lepage au Soleil : à l’ombre de Kanata qui revendique pleinement son parti-pris.

Le film Lepage au Soleil : à l’ombre de Kanata prendra l’affiche au Québec dès le 26 avril 2019. Merci à Filmoption International pour avoir eu accès au documentaire.

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