Les glaces : au jour de la débâcle

Les glaces : au jour de la débâcle

Se fracasser contre les glaces provoque des secousses, génère du vacarme, crée des dommages ! Les glaces que l’autrice Rébecca Déraspe a choisi de briser dans cette œuvre théâtrale bousculent, heurtent et ouvrent le précipice béant du passé dans lequel Noémie (Valérie Laroche), Vincent (Christian Michaud) et Sébastien (Olivier Normand) dégringolent, entraînant leurs proches dans leur sillage. Vingt-cinq ans après l’événement qui a bouleversé sa vie, Noémie décide de se confronter à ses agresseurs et de les accuser personnellement de viol. Sans se consulter préalablement, les deux hommes retournent dans le Bas-Saint-Laurent, en plein hiver, pour tenter de calmer les choses. Mais les plaies, même recouvertes d’épaisses couches de gel, demeurent vives.

C’est dans le cadre d’une soirée estivale bien arrosée sur le bord du fleuve à Rivière-du-Loup, à cheval sur le pic vertigineux de l’adolescence, là où désirs, pulsions et hormones forment un cocktail explosif, que le délit est commis. La victime, qui s’est tue toutes ces années, comprend la toxicité de son silence le jour où son propre fils endosse à son tour la peau du violeur pour s’attaquer à Jeanne (Éléonore Loiselle), une jeune femme de son coin qui a eu le malheur de le trouver attirant.

Se greffe autour de Noémie une solidarité féminine qui lui permet de porter et de supporter les accusations. Malgré leur attachement pour Vincent, Valérie (Debbie Lynch-White) et Marianne (Anna Beaupré Moulounda), respectivement la sœur et la conjointe de l’agresseur, aideront Noémie à aller au bout de son combat. Cette sororité tissée de courage, de douleur et d’abnégation, qui se développe au fil du récit, est promesse de délivrance. Sur scène, elle se manifeste par le biais d’un chœur de voix féminines qui, à des moments propices, ponctue l’action en scandant des mots clés liés aux situations exposées.

La mise en scène de Maryse Lapierre est teintée de sobriété. Elle place en évidence la qualité du texte de Déraspe avec ses révélations à mi-mots, son ironie évocatrice et ses silences lourds de sens. Elle fait ressortir avec délicatesse l’univers complexe des relations interpersonnelles, notamment entre Vincent et sa famille, et plus particulièrement avec son père, Richard (Daniel Gadouas). Les scènes entre ces deux hommes, d’âges et de mondes différents, sont touchantes et criantes de vérité. L’amour transparaît à travers les montagnes de maladresse, de malaise et de non-dits qui les séparent. La conversation un peu salace de Richard semble lui permettre d’évacuer à sa manière des émotions qui sont restées coincées dans le passé et sa culpabilité face à son inertie paternelle.

La scénographie reflète les partis pris de la metteure en scène. Simplicité et frugalité sont à l’honneur. Le décor (Julie Lévesque) est polyvalent, tandis que l’apport de la musique (Chloé Lacasse) et des éclairages (André Rioux) offre la possibilité de multiplier les lieux de l’histoire. L’espace de jeu est à l’image de la situation, il en est pour ainsi dire la métaphore. Blanc et propre au début de la pièce, le plateau est souillé graduellement par les personnages qui sèment le désordre dans leur environnement.

La touche magique de Lionel Arnould à la vidéo s’harmonise à la profondeur du drame qui se noue. Ses prises de vue hivernales qui représentent la glace sur le fleuve et la brume s’en dégageant par grand froid alors que les agresseurs rencontrent leur victime sont magnifiques. Les images projetées, souvent discrètes, ajoutent des couches de sens à l’action.

Présenté au Théâtre de la Bordée (Québec), Les glaces est un spectacle réalisé en coproduction avec La Manufacture (Montréal). L’esthétique et la thématique de la pièce seront familières au public de La Manufacture. Il s’en dégage une sorte d’immobilité physique dans le jeu qui met l’accent sur le caractère des personnages et l’interprétation fréquemment feutrée des sentiments. Communication difficile, relations conflictuelles, vices voilés, fragilité démasquée confèrent au drame individuel une portée sociale universelle. Comme lorsque la débâcle libère l’eau vive de sa prison de glace et balaie ses ornières.

Les glaces, présenté à La Bordée du 10 janvier au 4 février 2023
Crédit photo Suzanne O’Neill
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